L’EULA (End User License Agreement, CLUF en français) d’un programme est bien souvent ignoré par ses utilisateurs. Ce texte, souvent affreusement long, leur est affiché lors de l’installation dudit programme et sa longueur a souvent tendance à décourager les plus curieux, qui vont se contenter de cocher la case « lu et approuvé ». Il est tout de même très important, puisqu’il définit, entre autres, ce que peut et ne peut pas faire un utilisateur avec ce programme. Dans le cas de Minecraft, l’EULA est davantage mis en avant, notamment en multijoueur.
Cet EULA est même au coeur des débats depuis sa mise en application et les changements conséquents opérés en 2014. Ne nous méprenons pas : l’EULA de Minecraft est, dans son ensemble, un texte relativement long (quoique assez peu comparé à celui d’autres programmes) et ennuyeux, voire barbant. Ce qui fait polémique, ce sont les consignes d’usage commercial qui y sont associées et qui interdisent aux serveurs de vendre des services ou objets, même de leur création, qui donneraient à un joueur un avantage en terme de gameplay, cantonnant de fait leurs ventes à des objets cosmétiques.
CONSIGNES D’USAGE COMMERCIAL
SERVEURS ET HÉBERGEMENT
[…]Sous réserve du respect des Consignes d’Utilisation des Marques et Éléments Associés et des Consignes d’Utilisation des Noms, vous êtes AUTORISÉ :
- à vendre des objets décoratifs, à l’exception des « Capes », À CONDITION QUE ces objets n’avantagent pas indument les acheteurs par rapport aux autres joueurs du serveur (nous ne tolérons pas le « pay to win »).
- à vendre des effets positifs ou des améliorations (à l’exception des « Capes ») À CONDITION QUE tous les joueurs du serveur en bénéficient de manière équitable.
- à utiliser des monnaies dans le jeu À CONDITION QUE (i) il s’agisse de « monnaies virtuelles », c’est-à-dire des devises qui n’ont cours que dans les jeux et pas dans la vie réelle et qui ne peuvent pas être encaissées, utilisées ou transférées via des serveurs gratuits ou payants, ni converties en « crédits » ; et (ii) vous ne donniez pas l’impression qu’elles sont fournies par ou associées à Mojang.
Or, les administrateurs de serveurs se plaignent à l’envi de cette politique, dont ils jugent qu’elle réduit leurs recettes, mettant en danger l’écosystème multijoueur. Compte tenu de l’investissement chronophage que représente l’administration d’un serveur de taille respectable, la rémunération n’est alors plus à la hauteur. Au-delà des serveurs existants, l’EULA est, de la même manière, accusé de tuer dans l’oeuf des projets de serveurs, qui seraient victimes d’un manque à gagner important en raison de cette restriction. Ce texte est donc assailli de tous les côtés, et on ne cesse de mettre en évidence sa dimension mortifère. Il est notamment pointé du doigt pour montrer ce que d’aucuns qualifient de déclin du multijoueur. Alors, la question est crue, mais mérite d’être posée : l’EULA a-t-il tué le multijoueur Minecraft ?
Envisager d’autres façons de joueur à plusieurs que sur des serveurs de masse
Le succès continu des serveurs entre amis
Quand on parle de « déclin du multijoueur », il convient de placer l’échelle à un niveau plus global, au-delà des serveurs de masse. Si on constate en effet une baisse de fréquentation des grands serveurs francophones, on ne peut cependant pas parler de déclin du multijoueur en général. Pour plusieurs raisons : d’abord parce qu’on parle ici du cas francophone uniquement, ensuite parce qu’on évoque essentiellement les serveurs mini-jeux, mais aussi et surtout qu’on parle uniquement des serveurs de masse.
On a tendance à l’oublier, alors même qu’il s’agit de la forme la plus forme de multijoueur la plus « originelle », mais le multijoueur à quelques personnes, constitue un coeur de cible à ne pas négliger. Quand vous ouvrez un petit serveur avec des amis, même deux ou trois, pour y faire de la survie, c’est du multijoueur. Tout comme le sont les LAN et Realms, quoique ces formes sont plus marginales, particulièrement la première. La profusion de plugins sur les plateformes spécialisées suffit à se rendre compte de la persistance de ce mode de jeu, qu’il est, pour autant, difficile d’appréhender, tant en termes de quantités que de formes.
Pour le premier point, une quantification est rendue difficile par l’aspect non-public de ces serveurs et n’est rendue possible (partiellement) à deux égards : d’un point de vue appréciatif, d’abord, en jugeant la vitalité des plateformes de plugins, qui ne proposent pourtant pas que des outils pour les administrateurs de serveurs publics. D’un point de vue plus quantitatif, le seul outil que l’on puisse utiliser est le sondage, avec toutes les vicissitudes que cette méthodologie entraîne, d’autant plus qu’en l’absence de cartographie sociologique complète de la communauté Minecraft, il est difficile d’établir un échantillon représentatif, qui donnerait un peu d’assurance aux résultats.
En termes de formes, enfin, le multijoueur entre amis est à l’image de Minecraft; varié et diversifié. On y retrouve de la survie, du PVP, du créatif, mais aussi des maps multi.
La concurrence des maps multi
C’est également une forme de multijoueur qu’on a du mal à considérer, vu que télécharger une map est souvent considéré comme un acte solo. Pourtant, cette map mini-jeux à laquelle vous jouez à deux en coop, c’est déjà du multijoueur. Or, s’il est clair que les serveurs ont longtemps offert des possibilités de gameplay hautement supérieures aux maps vu les technologies à leur disposition, cet écart se réduit de plus en plus. Et, à vrai dire, le contraste devient frappant, entre un multijoueur de masse qui peine parfois à se renouveler et une scène mapmaking à la vitalité inouïe. Rien qu’au niveau francophone, les créations des MineMakers et de Foleros, par exemple, ont de quoi sidérer, tant leur usage des command blocks fut audacieux et novateur.
Les maps multijoueur constituent donc une concurrence importante pour les serveurs, en ceci qu’elles donnent au multijoueur entre amis une vitalité décuplée, en proposant les mêmes services, mais sans les inconvénients du massivement multijoueur, puisqu’il est possible de tout paramétrer à sa guise, sans se soucier d’inconnus récalcitrants.
Une manne financière naturellement peu accessible
Une population peu encline à payer
Ce qui gêne principalement les administrateurs de serveurs, c’est que l’EULA les priverait d’une partie de leurs revenus en restreignant les possibilités de ventes. Ce qu’il faut garder à l’esprit, c’est que la communauté Minecraft est souvent peu encline à payer. Avec un jeu aux prix relativement bas et une communauté jeune (1), on a deux facteurs qui expliquent une faible tendance des joueurs à dépenser dans Minecraft.
Au-delà de cette répugnance à ouvrir le porte-monnaie pour des achats en jeu, la communauté Minecraft est profondément imprégnée d’une culture du gratuit. Certains joueurs ont acheté le jeu il y a des années, à tel point qu’il leur paraît gratuit. Un sentiment renforcé par le flot continu de mises à jour majeures, qui transforment le jeu sans coûter un seul centime. Mais ce qui bâtit le plus cette culture du gratuit, c’est la facilité avec laquelle se transmet le contenu Minecraft : maps, mods, Resource Packs, no mods, datapacks, schematics, mais aussi vidéos… À l’exception de quelques expériences payantes anecdotiques tant elles sont minoritaires, tous ces contenus circulent librement et gratuitement, comme autant de DLC communautaires.
Dans ces conditions, les options payantes pour un serveur font figure d’exception dans un océan de gratuité. Au-delà de toute question de baisse ou non de revenus, le financement des serveurs souffre déjà intrinsèquement des caractéristiques de la communauté qu’il cible.
Des baisses de revenus liées à l’EULA ?
Cela dit, si l’on se fie aux chiffres fournis par les serveurs, on ne peut que constater une diminution généralisée des revenus des serveurs, qui pousse certains administrateurs-fondateurs à la retraite (2). Est-elle le fait de l’EULA ? Ce qu’il faut garder en tête, c’est que le nombre de joueurs sur les serveurs de masse diminue drastiquement (3), ce qui réduit mécaniquement le nombre d’acheteurs potentiels. L’EULA aurait véritablement un impact si on constatait une baisse du montant dépensé par les joueurs, montant qu’il est malheureusement difficile d’obtenir.
En l’absence d’élément déterminant permettant de trancher cette question, on peut toutefois dire sans trop se tromper qu’un avantage de gampelay est bien plus vendeur qu’un simple effet cosmétique, aussi imposant soit-il.
Et à l’argument d’une population rétive à l’achat, on peut opposer la situation dans de nombreux autres jeux, y compris substantiellement plus cher, où les achats intégrés ont le vent en poupe. Si Minecraft est à la peine dans ce domaine, c’est sans doute pour une raison.
Un coup dur pour l’administration
Pour les nouveaux venus, difficile de commencer
Assez naturellement, la réduction de la manne financière constitue un frein majeur au développement de nouveaux serveurs. D’abord parce que le développement d’un serveur public avec un peu d’ambition nécessite un investissement immédiat et conséquent pour payer les infrastructures du serveur et de son site web, d’éventuels salariés ou contractuels… Toutes ces dépenses, si elles peuvent être échelonnées, nécessitent tout de même une manne financière relativement abondante et continue.
Dans ces conditions, les restrictions posées par Mojang sur les revenus pouvant être obtenus par les serveurs peuvent démotiver les joueurs à prendre des initiatives dans ce sens, d’autant que s’imposer face aux gros serveurs existants est déjà compliqué (4). Sans possibilité de capitaliser sur la petite base de joueurs qu’un serveur possède, il est compliqué pour lui de se développer. D’autant que les objets cosmétiques se vendent logiquement moins bien sur un petit serveur qu’un gros. Pour une raison assez simple : l’un des intérêts majeurs de ces objets est d’être vu par les autres. Mieux vaut donc les acheter dans un serveur peuplé et « prestigieux » que dans un autre, moins connu.
Pour les administrateurs existants
Cette difficulté ne concerne pas que les petits serveurs. Pour cela, intéressons-nous aux dépenses d’un serveur en les divisant en deux, comme le font les collectivités territoriales : les dépenses d’investissement d’un côté, de fonctionnement de l’autre. Un petit serveur va surtout être concerné par les dépenses d’investissement, qui sont ponctuelles et visent à accompagner son développement. Les dépenses de fonctionnement, à l’inverse, sont mensualisées (ou du moins régulières) et concernent l’entretien du serveur : hébergement, salaires éventuels… Plus un serveur est gros, plus, mécaniquement, ses dépenses de fonctionnement sont élevées.
Un serveur de masse se doit donc d’assurer un niveau de revenu stable et conséquent. Or, l’EULA peut être considéré comme étant de nature à tarir de tels revenus. Au-delà de la nécessité de couvrir les dépenses de fonctionnement, les revenus liés au serveur doivent être suffisants pour inciter les administrateurs à continuer leur travail. Si la rémunération n’est plus à la hauteur du temps et des compétences mobilisées, il est logique que certains choisissent de rendre leur tablier.
Conclusion
Il est donc difficile d’établir une causalité formelle entre la baisse de revenus des serveurs et l’EULA. D’autres éléments, comme la baisse du nombre de joueurs et la culture du gratuit dans Minecraft, et sur Internet en général, sont autant de facteurs déterminants. Ce qui est certain, c’est que ces restrictions sont de nature à restreindre les revenus que les serveurs pourraient tirer, pour mieux préserver l’équité entre joueurs.
Néanmoins, quand on parle de multijoueur, gardons plusieurs choses en tête. D’abord, Minecraft en multijoueur ne se résume pas aux gros serveurs publics, mais comprend aussi et surtout le multi entre amis, sur des serveurs improvisés ou loués pour quelques euros par mois à un hébergeur. Et cette forme de jeu à plusieurs conserve une vitalité impressionnante qui permet d’affirmer sans trop se tromper que le multijoueur a encore de beaux jours devant lui.
Et quand on parle de l’EULA, ne tombons pas dans la caricature : d’une part, on ne peut pas résumer ce texte à une seule de ses dispositions. De l’autre, l’objectif de cette disposition est de conserver l’équité entre joueurs et de favoriser un gameplay véritablement équilibré. Au final, est-ce le rôle de Mojang d’intervenir pour assurer l’intégrité du multijoueur ? Et vaut-il assurer la pérennité des serveurs ou la risquer pour garantir ladite intégrité ?
Notes & références
(1) Selon une étude menée par minecraft-seeds.net, 63% des joueurs de Minecraft ont moins de 21 ans.
(2) Cf : départ de Likaos & arrêt de travail de Chekaviah
(3) Cf : data.zyuiop.net
(4) Cf : les serveurs mini-jeux ont-ils encore un avenir ?
Article très intéréssant. Depuis quelques mois il y a de plus en plus de grades à payer mensuellement sur les serveurs publiques pour gagner plus d’argent. Et Likaos pensait quitter Epicube depuis un bon moment car Hypixel l’avait contacté pour travailler chez lui et être mieux rémunéré en diminuant les heures supplémentaires.
Impressionnant la qualité du dossier et de l’analyse :)
Après il y a peut-être une baisse générale du nombre de joueurs sur Minecraft aussi… Perso j’ai lâché réellement à la 1.8, mais j’ai refait un petit serveur privé avec un pote et on s’amusait bien, mais sinon… le jeu est peut-être passé de mode