Assiégés
Chapitre 6 : La forêt
“La forêt noire est un massif forestier aux dimensions encore inconnues. Selon Archibald de Sombreval elle abriterait un palais antique : Le manoir. Là y résideraient les forces de la nuit ; combattant avec toute la rage de leur noirceur les muses du jour dans une lutte aussi éternelle que vaine. Bien sûr, ce ne sont que des histoires destinées à effrayer les enfants. Néanmoins cette forêt est source de phénomènes encore inexpliqués, tels que des brumes épaisses, des apparitions fantasmagoriques, et elle serait le lieu de nombreuses disparitions probablement dues au grand brigandage. C’est une zone de non-droit où les parias, les rebuts de notre belle cité s’en vont mourir loin du soleil.” Atlas de notre monde, chapitre IV, Isildore du Nether.
L’écume de mon cheval s’accroche aux ronces. Lourdes de myrtilles, puant les chairs en lambeaux, ces amas d’épines obstruent la piste antique. Par delà les hautes herbes j’aperçois encore le dallage de la route. Je dois avancer, continuer, ne pas lâcher prise, je dois enserrer cette bride, éperonner ma monture à l’écorcher. Le jour s’endort presque mais il ne parvient pas à atteindre l’épais humus tapissant le bois. Trop de ramures, trop d’entrelacements au royaume des cimes charnues. J’entends un craquement. Je me retourne. Rien. j’ai du rêver. La fatigue, sans doute.
Avance. La bête ahane, elle ne me portera plus très loin. Ma vision elle aussi se trouble et j’en viens à rêver de ma vie passée. Je vois mon père avec ses grands manuscrits ; le premier corps que j’aimai, le premier sein qui allaita mon enfant. Une spirale de marbre s’élève jusqu’au creux de ma folie. De longs doigts aquilins déchirent l’enveloppe de mes souvenirs. Ma vigie se fissure, tout s’effondre, et je retombe dans les limbes de Lord Auguste :
Je décolle mes cils. Me voilà dans une immense cour à la boue de lapis-lazuli, mais d’un bleu plus sombre et grumeleux, dur au toucher. Des centaines de silhouettes, partout, qui marchent sans but précis. J’aperçois Lord Auguste, toujours aussi net. Un corps informe s’approche de lui : “Alors mec quoi de neuf dans Minecraft ?” Rire gêné du grand vagabond.
Une ronce fouette mon front et le sang chaud perlant de ma plaie me réveille. Rigole pourpre, le soir est là, mon cheval ne cavale plus, et, au pas, il erre en louvoyant. De grand conifères ont fait place, m’oppressent de tout leur silence. C’est alors que l’alchimie de ce bois mythique s’opère.
Où sont les animaux ? Depuis mon départ ils se sont fait de moins en moins bruyants. Je n’entends aucun chant d’oiseau, et les sabots brisant les branches mortes font un écho infernal, semblant se répercuter à perte d’entendement. J’intime une pression soudaine à ma monture. Elle hennit, renâcle, puis s’arrête tout net. L’écho de ses ruminements se disperse et s’éloigne. Je ralentis ma respiration. Le silence.
Il n’y a plus aucun bruit, pas un souffle venteux, rien. Juste de grands sapins bleutés par la nuit s’en venant. Je mets le pied à terre. Tout craque sur le sol épineux. Un pas, et je m’approche d’un séquoia énorme, de son tronc puissant. J’y colle ma joue et sonde le chant millénaire de l’arbre. Je sens la sève vénérable, le tressaillement des branches les plus élevées, de l’écureuil bondissant ; j’épouse la vue élevée, les brouillards s’effilochant au contact des plus hautes cimes, se perdant au sein de nuages d’épines. Puis le silence sonore. La forêt noire est morte.
C’est en tout cas ce qui me semble. Je me retourne. C’est alors que je la vois. Une ombre fugitive. Puis elle disparaît. Je me concentre, me tend, ne remue plus un de mes muscles contractés. Je ferme les yeux. Vais-je disparaître à mon tour comme tous les aventuriers, les criminels qui m’ont précédé ? Je ne sais, je ne peux pas le deviner, mais je le pressens, chacun de mes nerfs innerve cette certitude à mon corps défendant : la forêt va m’engloutir.
Du plus profond des bois naît un sifflement. Quelque chose est à ma poursuite : je suis traqué ! Vite je saute sur mon cheval. Qu’il me porte loin, au delà des créatures, mon dieu, je vous en prie.
J’éperonne au sang la pauvre bête. Elle s’élance. Au loin une trouée lumineuse. Un choc. Le cheval se cabre et hennit. Il a la patte arrière bloquée. Je me retourne à temps pour voir une menace sourde fondre sur moi du fond de la nuit.
Super !